« Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. »
Samuel relit inlassablement la Genèse. Si l’on fait abstraction de sa signification spirituelle un peu surannée, c’est simplement beau. Poétique. Il caresse les lignes du bout des doigts. Ce livre est son bien le plus précieux. Une des dernières éditions papier à avoir bénéficié d’une large diffusion. Fin du 21e. La bible a longtemps été un best-seller, mais ce qui en fait sa richesse aux yeux de Samuel, ce n’est pas le texte qu’elle contient, ou l’objet en lui-même, mais tout ce qu’elle représente d’un point de vue symbolique : la connaissance et l’évolution de l’espèce humaine. Il préfère lire des livres normaux, plus pratiques, moins fragiles, mais il revient régulièrement à cet ouvrage de collection, qui lui rappelle d’où il vient. Quand il parcourt ce classique, il se sent dans son monde.
L’ambiance n’est pourtant à la lecture, dans ce bar à la mode du Nouveau Paris : de la musique vintage trop forte dans les enceintes, de petits groupes épars qui essaient de crier encore plus fort pour entretenir un semblant de conversation. Les gens se bousculent, et parfois, un adolescent saoul heurte la table de Samuel avant d’aller vomir dans les toilettes, juste à côté.
La serveuse lui apporte son cocktail :
— V’là ta conso, Samuel.
— Merci Shawna.
Elle minaude un instant avant de lui demander :
— Tu sais toujours où j’habite ? Tu passes quand tu veux, hein, pas besoin d’invitation…
— Je m’en souviens très bien, oui. Message reçu 5 sur 5.
— Enfin, moi je dis ça, y a pas de mal à se faire du bien, hein ?
Samuel met fin à la conversation d’un sourire, et Shawna court vers un autre client. Il va se replonger dans son livre, quand il aperçoit une magnifique négresse.
Nègre lui-même, il n’aime pas ce mot, même débarrassé de toute portée péjorative. Il ne comprend pas comment celui-ci a pu revenir dans l’usage courant, après des siècles d’avanies. Le temps ne l’a pas lavé des infamies de l’esclavage. Mais l’humanité a la mémoire courte, tout dans l’histoire semble l’indiquer.
La jeune femme joue de ses hanches, magnifiques et moulées dans une jupe fuseau blanche, pour traverser la salle. Elle est à quelques mètres de la table de Samuel, quand un homme un peu aviné – le lieu veut cela, en quelque sorte – l’aborde :
— Hééé, chérie, j’peux t’offrir un verre ?
Elle lui répond avec un sourire :
— Non, merci, c’est gentil.
— Oooh, allez, fais pas ta bêcheuse !
La jeune femme ne se départit pas de son calme et de son amabilité. Elle met une main sur l’épaule de l’homme. Samuel se tient prêt à intervenir.
— Je suis désolé, cela ne m’intéresse pas, et quelqu’un m’attend. Mais je suis sûre qu’une autre jeune femme serait ravie de répondre favorablement à votre invitation. Regardez autour de vous, ça ne manque pas.
Elle a dit cela en désignant un groupe de femmes assises près du bar. L’homme est déstabilisé par la confiance dont elle fait preuve et la gentillesse qu’elle lui oppose. Il ne trouve rien à répliquer et se décide finalement à rebrousser chemin.
Lorsqu’elle passe près de lui, Samuel lui déclare sans la regarder :
— Bien joué, avec ce type, à l’instant. Très diplomate.
La jeune femme s’arrête une seconde.
— Merci.
Elle s’apprête à poursuivre sa route quand elle avise la bible que Samuel tient devant lui. Elle demande :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ça ? Un livre ancien. Une des dernières éditions papier d’un livre religieux qui a été très populaire durant plusieurs siècles. Aujourd’hui, il est presque oublié. C’est dommage. Il parle d’amour et de tolérance ; ce qui n’a pas empêché qu’on tue en son nom, cela dit.
La jeune femme est impressionnée et intriguée. Elle s’assoit en face de lui en demandant :
— Je peux regarder ?
— Bien sûr.
Il retourne le livre et le glisse vers elle. Elle effleure sensuellement les pages et les tourne délicatement, une à une. Samuel est étonné : il a déjà montré son trésor, mais une fois l’objet en main, les gens ont souvent l’air d’une poule qui aurait trouvé un couteau, tentant par exemple d’appuyer sur les mots en espérant une interaction.
— Vous êtes historien ?
Il rit.
— Non, passeur.
— Passeur ?
Pour la première fois, il croit déceler dans la moue de la belle l’ombre d’un jugement négatif. Elle poursuit :
— Pourquoi avoir fait des études d’histoire pour être passeur ?
— Je n’ai pas fait d’études d’histoire. Pas vraiment. Je suis autodidacte. Tout ce que je sais, je l’ai appris dans les livres.
— On ne s’y prend jamais autrement. Vous vous sous-estimez. Et passeur est un métier risqué.
— Pas plus que ça. Regardez ce visage, regardez ces mains, regardez ces bras : pas l’ombre d’une blessure…
Il appuie cette remarque d’un sourire charmeur. Elle ne se démonte pas et continue ce drôle d’interrogatoire :
— Vous ne vous ennuyez pas ?
— Cela dépend des jours. De ma mission. Et au moins, je prends l’air. Le vrai.
— Et ça paie bien ?
— Je ne me plains pas. Vous questionnez toujours ainsi les inconnus qui vous adressent la parole ?
— Seulement ceux qui sont passeurs, qui se promènent avec un livre ancien, qui sont capables de le comprendre et de vous en raconter l’histoire avec un grand H.
Il pourrait être vexé ou énervé, mais il est sous le charme de sa franchise et de sa délicatesse. Il s’apprête à poursuivre la discussion quand une jeune femme fait irruption à la table :
— Tina, t’es arrivée ? On commençait à s’impatienter. Tu viens ?
La belle se lève. La conversation est visiblement terminée.
— Au revoir, Tina. Au plaisir.
— Au revoir…
— Samuel.
— Au revoir, Samuel. À bientôt.
Celui-ci attend que l’apparition se soit évaporée, range son livre dans sa poche et sort.
*
* *
À l’abri de sa cabine, Samuel est à nouveau plongé dans la lecture de la Génèse quand, dans sa poche, sa capsuline se met à sonner, émettant une lumière douce dont le rythme est calé sur celui de sa respiration. Samuel prend le temps d’insérer son marque-page (un joker de carte à jouer) dans le volume avant d’attraper son appareil. Il appuie sur les deux extrémités de la capsuline et l’écran virtuel se déploie. Un message différé, de la belle Tina.
Samuel est du genre à passer d’une fleur à l’autre, dès qu’une difficulté apparaît, mais avec Tina, c’est différent. Il a envie d’aller plus loin. Elle ne se comporte pas à son égard comme les autres filles. La plupart de ses conquêtes le voient comme un trophée à leur tableau de chasse. Elles recherchent avant tout un choc physique, sexuel. Il ne leur reproche pas, il y trouve aussi son compte. Tina, elle, le considère davantage comme un être humain, un animal doué de pensées, et non un simple corps affligé d’instincts primaires. C’est nouveau pour lui, et c’est pourquoi il n’abandonne pas. Tina attend de lui autre chose que ce qu’il offre habituellement aux femmes qu’il fréquente. Le problème est qu’il a beaucoup de mal à apprécier cette « autre chose ». Toutes ses tentatives de séduction ont été au pire des échecs, au mieux des demi-réussites. Il n’a même pas pu l’effleurer. Il ressent de l’intérêt de la part de Tina, mais est incapable d’identifier le blocage, même s’il devine de quel côté cela se situe. Il y a eu plusieurs autres rencontres, toujours dans le même bar. Ils ont parlé de tout : d’histoire bien sûr, mais aussi de littérature et de politique. Néanmoins, leurs discussions se sont invariablement terminées sur un sujet identique. Le travail de Samuel. Chaque fois, elle s’est montrée très critique, sans jamais préciser sa pensée. Ce n’est pas faute pour Samuel d’avoir cherché à comprendre, mais c’est comme si elle souhaitait qu’il y parvienne tout seul. Ah les femmes, se dit-il.
Samuel joue des doigts sur l’écran et ouvre le différé. Il remarque immédiatement qu’elle s’est apprêtée avant de l’enregistrer : un rouge à lèvres carmin tranche avec sa peau d’ébène.
— Bonjour Samuel ! Je voulais te remercier pour ton message d’anniversaire. C’était très attentionné de ta part.
Elle baisse le regard, esquisse un sourire mi-amusé mi-attristé, puis relève les yeux vers la caméra.
— Je ne vais pas te mentir : ta réputation de séducteur t’a précédé.
Samuel ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction, et de prendre cette déclaration pour un compliment.
— Je ne te juge pas. J’ai moi-même traversé une période de ma vie où je n’en demandais pas davantage.
Elle ajoute, presque pour elle :
— D’ailleurs, ce n’est pas le fond du problème, il n’y a pas que cela. C’est la partie émergée de l’iceberg.
Puis reprend d’une voix normale :
— Désormais, j’ai besoin de plus que ça. Peut-être plus que ce que tu as à m’offrir. Peut-être plus que ce que tu es prêt à m’apporter. C’est à mon avis incompatible avec la manière dont tu mènes ton existence aujourd’hui. Elle t’appartient, et je la respecte, mais…
Elle se tait une seconde et soupire.
— C’est difficile à expliquer, comme ça, dans un message différé. Je me rends compte que je suis extrêmement confuse. J’aimerais qu’on en discute tous les deux. Je t’attendrai ce soir à 6:00 PM GMT + 1, Place Turing, au café Les Geekeries.
À première vue, le diff’ de Tina ne semble pas très enthousiasmant pour la suite de leur relation, mais c’est la première fois qu’elle lui fixe un rendez-vous en tête à tête, dans un lieu différent de celui de leurs précédentes rencontres. Où ils seront sûrs de ne pas être dérangés, devine Samuel. Il veut rester positif jusqu’au dernier moment, jusqu’à celui où il s’avouera vaincu. Car même si le message ne lui a pas apporté de nouveaux indices sur les attentes de la belle, qu’il n’a toujours aucune idée sur la manière de les combler, il est convaincu d’être en mesure d’y parvenir. Cette fière assurance est son péché mignon.
Samuel appuie à nouveau sur les deux extrémités de la capsuline et l’écran virtuel disparaît. Il range l’appareil dans sa poche, et s’apprête à reprendre son livre, quand il entend le chuintement caractéristique de l’ouverture de la porte. Il se retourne. Un couple pénètre dans la cabine.
— Nous recherchons un passeur pour deux personnes, êtes-vous disponible ?
FIN DE L’EXTRAIT
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